Prenant leur courage à quatre dents, leurs langues se délièrent enfin. La bouche, encore sous le choc restait ainsi figée, dans cette attitude connue que des âmes abattues.
Un vent souffla. La tempête se calma. La brise, plus fragile que les autres invités, sortit souffler. La nouvelle avait abattu tout le monde. On aurait pu faire main basse sur cette histoire si la brise, dans sa course folle, pour annoncer une certaine nouvelle, ne ramena avec elle, les bribes de paroles que les oreilles et les souvenirs essayaient d’oublier… «je suis impuissant… je suis impuissant…»
*
Aucun mâle dans le village ne pouvait se vanter de lui avoir serré la main ou pire d’avoir eu le bonheur d’obtenir un soupçon de sourire d’elle.
Cagé, Calamité Génétique, comme les femmes du village aimaient l’appeler, était pour ces dames ce que le sida était pour le corps. Elle était, sans jamais en être au courant, cause de bien de discordes dans les ménages. Jeunes vigoureux ou vieux décrépits, personne n’était épargnée. Le village connaissait plus de divorces que de mariages. Les couples se séparèrent bien avant de se former. Cependant Cagé semblait indifférente à tout ceci. Ses parents auraient pu en tirer un bon profit si elle ne persistait à vouloir épouser un homme de la ville, qui aurait fait de longues études. Son orgueil n’avait d’égal que sa beauté. Les hommes du village auraient bien voulu se mettre en route pour la prison éducative qui difficilement disposait de trois salles de classe, si cette dernière ne fut fermée pour les beaux yeux et la beauté terre cuite de Cagé. Enseignants, apprenants, tous s’entre-déchirèrent pour avoir ses faveurs. Le virus Cagé envoyait plus de monde au petit dispensaire du village que le choléra qui ravageait le village voisin…
La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre. Un homme de la grande ville était de passage. Tout le village était en liesse. Oubliant les marmites au feu et les houes au champ, on courait au-devant du nouvel arrivé. On venait de partout voir l’objet de tout ce remue-ménage. L’objet de cette cohue braillarde était un homme de grande taille, qui n’avait rien à envier aux gens du village. Il était d’une délicatesse sans pareille. Son tailleur d’une propreté impéccable flottait librement sur sa peau argile. On voyait bien qu’il n’avait jamais touché une houe de sa vie. On s’empressa de lui faire des questions auxquelles on ne lui donna jamais le temps de répondre. Le jeune homme au lieu d’apprécier tout cela avait une sorte de tristesse logée dans son œil gauche. Mais personne ne semblait la remarquer. On était plus occupé à admirer ce monument sorti de la ville que de s’occuper de son état d’âme.
On finit par lui poser l’ultime question à laquelle il répondit calmement : « Non, comment pourrais-je me marier, je suis même licencié de … ».
Le reste de ses propos se fondit dans la chaleur que dégageait l’affluence. La populace n’écoutait que ce qu’elle voulait entendre. On répétait en battant des mains « il est licencié… il est licencié »…, on dansait un court instant laissant les paroles se perdre au bout des langues puis on reprenait avec plus d’ardeur : « il est licencié… il est licencié… » Tous les parents auraient bien voulu marier leur fille au licencié mais elles n’avaient aucune chance face au virus Cagé, perfection incarnée. Ils se résolurent à contre cœur à abandonner leur projet.
Cagé de son côté, à trop penser au licencié en perdit le sommeil. Elle aurait bien voulu rencontrer l’objet de son insomnie mais hélas. Trois semaines qu’elle faisait des allers et retours incessants devant la concession du jeune homme sans que celui-ci ne la remarque. Elle n’en croyait pas ses beaux yeux. Elle, la beauté incarnée, cauchemar des hommes et femmes de ce village, un homme lui était indifférent… Peut-être n’était-elle assez belle… Peut-être rayonne-t-elle moins que les filles de la grande ville ? Cagé, si sûre de sa beauté, devenait de plus en plus troublée. Elle se mirait chaque seconde, faisant la guerre à la moindre petite imperfection en vue, aussi minime soit-elle. Mais rien n’y fit. Le licencié ne la remarqua toujours pas. Lasse, elle voulait lâcher prise quand… Le soleil s’était retiré dans sa demeure regardant la lune faire son lit. Les hommes rentrèrent des champs et les femmes du puits. Cagé, l’amoureuse, faisait sa ronde habituelle devant la demeure du licencié. Elle était si occupé à regarder du côté où loge l’épine qui rendait malade son cœur qu’elle ne fit pas attention au chemin.
Ils se retrouvèrent à terre. …
Elle se releva rapidement, rajusta son pagne. Elle s’apprêtait à invectiver celui qui venait de la renverser quand elle demeura telle une statue de sel, figée. Aucune frayeur ne se lisait dans ses yeux. Son regard était un mélange de surprise et de bonheur. Elle aurait pu passer la nuit ainsi si le jeune homme ne rompit le silence en lui faisant ses excuses. Cagé ne répondit pas. Elle admirait juste ce qu’elle avait sous les yeux. Elle n’en revenait pas. Le licencié venait de lui adresser la parole. Elle balbutia quelques mots qui n’avaient aucun sens mais qui pourtant disaient tout. Au comble du bonheur, elle ne se fit pas prier quand ce dernier lui proposa de la raccompagner. L’amour annihile toute action de la raison. Cagé amoureuse, ne pensait qu’à une chose, être avec le licencié. Ses parents auraient pu la ramener à la raison, mais qui serait assez fou pour empêcher sa fille de sortir avec un licencié ? Ils tenaient le jackpot et ne comptaient pas le lâcher. Ils fermaient les yeux sur tout. On ne s’inquiétait pas quand Cagé disparaissait pendant des heures pour ne revenir que tard dans la nuit. Parfois on ne voyait même pas son ombre dans la maison. Personne ne s’en offusquait. Tant qu’elle était avec le licencié, le reste importait peu. Des mois que cela durait au bon plaisir des parents. Quel parent du village n’aurait-il pas voulu être à la place des parents de la belle Cagé ? Marier leur fille à un personnage si illustre, vivre en ville, le plus vieux rêve de ces villageois…
Les choses auraient pu continuer ainsi si un certain mal ne vint troubler la tranquillité de Cagé. Elle perdait sa vitalité de jour en jour. On s’affola non de la santé de la jeune fille mais du jackpot qui irait à une autre si Cagé ne guérissait pas dans les brefs délais. Et il n’était un secret pour personne que si Cagé n’avait pas le licencié, personne ne l’aurait. Le jackpot retournerait à la ville. Qui était assez hardie pour rivaliser de perfection avec Cagé ? Tout le village était paniqué. Cagé devait guérir. Elle devait reprendre ses sorties avec le licencié. Plus on redoublait les mixtures, plus le mal prenait de l’ampleur. On était sur le point de perdre espoir quand une vielle femme remarqua que Cagé passait ses journées à rendre tout ce qui se hasardait à faire un détour dans son estomac… Quel soulagement pour le village quand on apprit que la belle était enceinte. Elle portait en son sein l’espoir de ce village. Tout le monde s’accorda à dire que l’enfant était du licencié… La belle petite fête organisée par le village pour annoncer au licencié l’heureuse nouvelle se transforma en une cérémonie de désolation. Les parents de Cagé demandèrent au licencié s’il voudrait bien épouser leur fille, ce qui n’était pas de coutume dans ce village. A preuve du contraire, c’est l’homme qui fait la demande, pas l’inverse. Au lieu d’un profond emportement auquel tout le village s’attendait, le licencié déclina poliment l’offre.
Comment voulez-vous que j’épouse votre fille sans avoir un travail ? Je vous ai pourtant dit que je suis licencié. Je vous l’ai dit. Je suis licencié… »
Pensant à une mise à l’épreuve de la part du licencié, les villageois poussaient des cris de joies, chantant les louanges du futur fiancé. Déboussolé, il finit par hurler : « Je suis licencié… licencié… Je n’ai pas de travail vous comprenez ? Je suis licencié… On m’a renvoyé de mon travail de boy à tout faire, c’est pour cela que je suis revenu au village. »
Les villageois étaient comme pétrifiés. Le licencié venait bien de dire qu’il n’avait pas de travail ? Mais un licencié est celui qui a la licence, cela est bien connu à moins que…
Les villageois n’étaient pas au bout de leur surprise. Rassemblant ce qui leur restait de courage, les parents annoncèrent au licencié, la grossesse de Cagé. Le licencié au lieu de déborder de joie était encore plus consterné qu’à la première nouvelle. « Cagé est enceinte et que voulez-vous que cela me fasse ? Cet enfant ne saurait être de moi puisque je suis impuissant. »
Cagé sentit la terre s’ouvrit sur ses pas. Le ciel se cacha. Les villageois, les yeux fixés sur la pauvre Cagé couchée de tout son long dans la posture désespérée de sa chute, restaient paralysés. On eût dit une sorte de ballet d’êtres inanimés qui pour répondre à tout ce cinéma avaient la bouche grande ouverte en signe de surprise…
Lucie Charlène.
Cagé, dis-nous la vérité. Où t’es-tu encagée ?
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