Entretien avec Habib Dakpogan, Prix du Président de la République 2015

Entretien avec Habib Dakpogan, Prix du Président de la République 2015

Habib Dakpogan

Saveurs Livresques : Bonjour Habib Dakpogan. Merci de nous faire l’honneur de répondre à nos questions. Vous êtes auteur-écrivain béninois. Vous êtes aussi chanteur et spécialiste en ressources humaines. Mais une question tout aussi banale : comment arrivez-vous à jongler avec toutes ces activités à la fois ?

 
Se sentir polyvalent est très déstabilisant. On a tendance à trop embrasser et faire n’importe quoi à la fin. Et on se dit : « Je me limite, c’est plus sécurisant pour le corps et l’esprit ». Au même moment, il y a un manque inouï qui ronronne, comme un appel de l’Art, comme un devoir compulsif de créer. J’ai mis du temps à me rendre compte que nous pouvons faire beaucoup plus de choses que nous ne croyons. Les capacités du cerveau sont énormes. Et notre énergie est beaucoup plus grande que nous croyons. Après il faut être passionné et audacieux. Vouloir quelque chose. Se sentir en mission pour partager. En définitive, nous n’avons pas le droit de laisser nos capacités en friche sans avoir essayé. Nous devons nous libérer de nos peurs, de nos barrières et ignorer les obstacles. Quand je l’ai compris, j’avance, difficilement, mais j’avance vers mes buts.

 

 

Saveurs Livresques : Quand avez-vous ressenti le besoin d’écrire ?

 
Mon père enseignant avait une immense bibliothèque à la maison. Depuis mes lectures scolaires, je mourais de fascination pour ces auteurs qui nous offraient tant d’odyssées sur place. Quand j’ai lu Notre Dame de Paris, j’étais en quatrième, et j’ai décidé d’être Victor Hugo, ou rien. Après, il y a eu la grande aventure poétique. Baudelaire, Birago Diop, de Banville, Rabearivelo, Verlaine, Heredia, et bien sûr Rimbaud. J’ai commencé à écrire des sonnets à influence très symboliste. Et un jour j’ai découvert dans une revue, peu avant que la bonne ne déchire la page pour faire le feu : « Concours Froissart de poésie ». Il fallait faire un recueil de poèmes. Je me suis lancé. J’ai fini le recueil et mon père m’a aidé à le faire dactylographier et poster. J’avais 15 ans et j’étais de très loin, le plus jeune poète du Centre. Des extraits de mon recueil « Solitudes d’ombres et d’éthers » ont été publiés dans la revue numéro 54. Le Centre Froissart situé à Valenciennes, dirigé alors par Monsieur jean Dauby, m’a mis en contact avec d’autres poètes français. C’est alors que j’ai fait la connaissance d’immenses poètes comme Hervé Lesage, René Char, Jacques Gasc et le grand Eugène Guillevic. Je garderai longtemps le souvenir de nos échanges qui ont fondé mon parcours d’écrivain.
Mais il fallait avoir le bac C et gagner sa vie, car depuis toujours, la poésie n’a jamais nourri son homme. Je me suis déconnecté quelque peu, sans vraiment cesser de lire ou de griffonner. A 16 ans j’ai reçu le Prix des Trois Continents à l’Académie de la Baule, toujours pour la Poésie.

 

Je n’avais encore jamais écrit ni nouvelle ni roman.
Mon premier roman vient d’une frustration subie dans les bureaux de l’administration publique.

 

 

Saveurs Livresques: Comme on le disait tantôt, vous êtes écrivain béninois, auteur de deux romans, « Partir ou rester…L’infamante République » sorti en 2006, « PV Salle 6 » sorti en 2013, un recueil de nouvelles époustouflant,« EthaContest », sorti en 2016 chez les Éditions Plurielles qui se lit comme une pédagogie de la vertu et des valeurs éthiques. Et tout récemment, vous avez sorti votre premier recueil de poèmes, « Dessins de silence ». De ce fait, vous sentez-vous comme un auteur engagé ?

 
L’engagement en littérature n’est pas à proclamer, il est naturel. Le besoin de s’exposer en « disant pour tout le monde » est le premier des engagements. Après, le degré de sensibilité et de révolte varie selon chaque personne. Si vous n’êtes pas du genre à laisser faire, votre rage transparaîtra dans votre plume et c’est ce qui m’arrive. Je me dis que je n’ai pas avoir peur de dire aux gens ce qu’ils savent mieux que moi.

 

 

Saveurs Livresques : Dans vos ouvrages, et particulièrement dans PV Salle 6, vous inventez des personnages qui ont tout l’air d’être des prétextes. En gros, dites-nous pourquoi vous écrivez.

 
Écrire pour moi c’est aller vers l’Autre avec ses propres questions qui n’ont pas eu de réponse. On se dit que cet Autre pourrait bien nous dire qui nous sommes en nous lisant. Nous sommes pudiques par nature. Jusqu’au jour où nous décidons de nous ouvrir, de prendre une responsabilité, celle de laisser des traces qui pourrait édifier.

 
Saveurs Livresques : En tant qu’écrivain béninois, pensez-vous que la littérature béninoise a de beaux jours devant elle ? Ou devrait-elle combattre encore un certain imaginaire résultant de la morale ?

 
En fait, toutes les littératures du monde sont par nature, tournées vers le futur, même si elles utilisent l’histoire et le présent. Nous n’écrivons que pour laisser dans l’air une partie du bien qui est en nous. Nous écrirons donc toujours, autant ceux qui le font déjà, que ceux qui viendront après nous. Se lever matin, respirer et faire des plans, comme écrire, est une marque d’optimisme.
Maintenant, oui il faudrait beaucoup d’humilité, de travail patient, de générosité de sincérité, d’émotion dans nos écrits, pour vraiment espérer faire impact. La frime n’a pas sa place dans la littérature. Moi je considère que nous sommes une jeunesse qui se bat, mais nous devons travailler avec honnêteté et esprit positif, rechercher de la construction par notre plume. Nous devons travailler avec sérieux, nous faire lire et relire. Prendre le risque de la contradiction en engageant du travail éditorial autour de nos œuvres. Ce n’est qu’ainsi que notre génération pourra passer les frontières. Nous devons bâtir un mode de pensée autour d’idées durables et non pas nous contenter de petites satisfactions.

 

Saveurs Livresques : L’humour…ça vous dit quelque chose. Dans presque tous vos ouvrages, vous en faites votre joute préférée. On se souvient encore des délices d’humour et de rire qu’a suscités votre recueil de nouvelles EthaContest. Que poursuivez-vous de ce pas en faisant de l’humour, l’esthétique même de vos œuvres ?

 
Brassens, que je dispute chaque jour avec mon cher ami poète et blogueur Eurydoce Désiré Godonou, a dit dans la chanson « Mon vieux Léon », en parlant d’un cortège funèbre :
« (…) Et les copains suivaient le sapin
Le cœur serré
En rigolant pour faire semblant
De ne pas pleurer (…) »

J’en ai fait mon refrain. Et rire est devenu pour moi le remède forcé à la tristesse. L’humour fait passer les nouvelles amères. Et l’humour est une forme d’intelligence que j’essaie d’acquérir, de cultiver. Mais avant cette attitude que je qualifie de quasi rationnelle, il faut dire que j’ai des dispositions naturelles à l’humour et que mon milieu de provenance, Porto-Novo, est un grand catalyseur.

 

Saveurs Livresques : Votre dernier opus en date, « Dessins de silence » est un recueil de poésie. Pourquoi êtes-vous venu à la fiction poétique après le roman et la nouvelle ?

 
La réponse se trouve en partie dans une des premières questions. J’ai commencé par la poésie. Elle m’habite. Elle est en réalité indissociable de l’écriture fictionnelle, quelle qu’en soit la forme. Mais j’ai voulu faire ce recueil comme pour répondre à une promesse faite à mon ami Hervé Gigot, peintre de génie brutalement parti en 2010. Il devait m’apprendre à dessiner. Alors, comme il nous a quittés, j’ai fait autodidacte du dessin, j’ai fait de la calligraphie, et rassemblé mes textes poétiques, pour lui rendre hommage, dans le grand silence où il vit depuis… Il n’est pas mort.

 

Saveurs Livresques : On sait aussi que Dessins de silence est un recueil de poèmes illustré. Est-ce dans un souci pédagogique? Que symbolise le silence que vous y avez matérialisé ?

 
Tout vient du silence. La vie et l’amour y prennent leur source. Tout repart au silence. La mort s’y jette pour toujours et l’amour en souffre. Solaar a magnifié le tempo à travers la défaite du silence. Même le mot est une forme de silence, comme zéro est un nombre. A force de vide on voit du bleu au ciel, c’est dire que tout est dans la dimension que nous donnons aux choses, et la vie ne se conçoit que dans la nuance, dans les petits contraires qui s’épousent sans cesse.
Quant à mes dessins, ils sont une façon de figer, tenter de fixer des instants forts, des impressions évasives ou prononcées. Mes contours sont nets et mes formes sans couleur de remplissage. Chacun y recense des symboles et les interprète à sa guise.

 

 

Saveurs Livresques : Parlant justement de l’écrivain que vous êtes, que signifie pour vous l’acte d’écrire dans un monde en proie à la déliquescence et à toutes sortes d’atrocités ?

 
Déliquescence ? Je ne pense pas. Pour moi le monde n’a pas mal tourné. Qu’il soit devenu plus rapide, oui c’est un fait. Mais est-ce qu’il est allé de mal en pire ? Cela m’étonnerait. Des atrocités ? Il y en a toujours eu. La propension des hommes à faire du bien, ou à faire du mal n’a pas changé. C’est que les mêmes êtres ont changé d’environnement et d’outils. C’est vrai que les temps sont propices au pessimisme. L’organisation État islamique, la Crimée, Donetsk, Gaza, la Birmanie, la RDC, la Syrie, le virus Ebola, les fusillades dans les écoles, les viols à l’université, les crimes contre les femmes, les policiers assassins, le personnage Donald Trump lui-même et son « copain » Kim Jong Un, en tant que phénomènes potentiellement belliqueux… oui mais est-ce mieux que l’Iran-Irak, le Vietnam, le Darfour, le Biafra, les guerres mondiales, les camps de concentration, la guerre froide, l’Israel-Palestine ? Je pense qu’il ne faut pas entrer dans le piège que c’était mieux avant. Cela dit, le devoir de l’écrivain reste constant : poser les problèmes. Les problèmes de l’Africain d’aujourd’hui. Son identité. Dans le poème sur le désastre de Lisbonne, Voltaire a posé la question pour moi essentielle, et qui est celle que tout Africain se pose : « qui suis-je, où suis-je, où vais-je et d’où suis-je tiré ? ». Nous sommes des vestiges, héritiers de déchirements et d’humiliations multiséculaires. Mais nous sommes des nababs, héritiers malgré eux de plusieurs cultures. Nous avons tout, il suffit, comme le dit Kamal Radji, d’allumer notre cerveau, ou mon ami Tankpinou Romaric Banon : « Invente-toi toi-même ». L’acte d’écrire, dans ces contextes consiste à donner ou redonner confiance à des peuples en quête de repères. La question de l’immigration, comment l’aborder de façon endogène, dans une démarche centrifuge ? Notre plume doit être efficace sans jamais cesser d’être belle. Elle doit nous parler de nous, nous éveiller à la nécessiter de bâtir un pays ou un continent totalement vierges, de déconstruire des mentalités cristallisées par des siècles de méfiance, de dépendance, d’aliénation, de déni de soi, de déni de tout.

 

 

Saveurs Livresques : Tous les écrivains ont un manuscrit dans un tiroir, dit-on. C’est pareil à votre niveau ?

 
Oui pour la métaphore. J’ai une multitude de projets dans mon ordinateur et un gros sac rempli d’une dizaine de calepins de notes prises sur le vifs lors de mes voyages ou de moments dérobés. Périodiquement je transcris ces notes et j’avance sur des chantiers. Mais le plus calmement possible, sans la moindre urgence, sans la moindre prétention, dans juste un élan de partage. Je peux écrire une chanson aujourd’hui et la détruire demain, écrire un poème demain, le jour d’après travailler sur un essai, ou un roman, mais dans un ordre tel qu’au bout de l’année, j’aie au moins un projet presque à terme. Je suis encore sous bourse au centre national du Livre de Paris pour un projet que je travaille toujours dans la plus grande patience, le plus grand détachement.

 

 

Saveurs Livresques : Quels conseils donneriez-vous à un jeune qui aimerait écrire ?

 
S’il veut vraiment écrire, qu’il lise beaucoup, qu’il s’exerce à écrire, qui ne soit pas dans l’urgence de publier, qu’il travaille beaucoup. Il fait bon d’avoir sa photo derrière un livre, mais c’est encore mieux quand ce livre est salué parce que utile et constructif.

 

 

Saveurs  Livresques : En tant qu’internaute très actif, qu’aimeriez-vous que notre blog Saveurs livresques fasse pour faire aimer aux jeunes la littérature béninoise ?

 
Vous le faites déjà. Vous êtes jeunes et talentueux. Poursuivez votre route et vous pourrez déplacer des montagnes, sachant que celles de l’ignorance sont les plus lourdes.

 

 

Saveurs Livresques : Votre mot de fin…

 
Merci à Saveurs Livresques. Et aux jeunes du monde entier, il n’y rien à craindre tant que vous ne violez pas la loi, alors allez jusqu’au bout de vous-mêmes.

 

Propos recueillis par Grégoire FOLLY

4 réflexions sur “Entretien avec Habib Dakpogan, Prix du Président de la République 2015

  1. En première, il a déjà fini de dévorer la grande bibliothèque de son père

    Mais vraiment inh !

    Habib n’a pas choisi la littérature
    Comme le disait la candidate au BEPC ( j’ai été choisi par le sujet 2)
    il faut dire que Habib a été choisi par la littérature.

    on appelle ça du laconisme procédural sur fonds de favoritisme corporatrice

    bref c’est ce que j’ai entendu quand même😂😂

    Merci Habib

    J’aime

Donner votre avis éclairé sur cette sauce :

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s