Avec La dernière nuit du Raïs (LDNR), Yasmina Khadra nous offre un saisissant portrait du sulfureux « Guide libyen ». L’auteur se met dans la peau de Mouammar Kadhafi (le récit est à la première personne) pour nous faire vivre les derniers tourments, émotions et réflexions qui pourraient bien être ceux du Guide alors qu’il était pris en sandwich par les insurgés et les pluies de frappes aériennes de l’OTAN.
Le « Bâtard » que nul n’a vu venir
Mouammar Kadhfi est né rn 1942 dans la tribu des Kadhafa. Une « tribu minoritaire jusqu’alors dans le paysage tribal libyen » écrivait Patrick Haimzadeh dans son livre Au cœur de la Libye de Kadhafi. A cet handicap s’ajoute une « anomalie » dans sa filiation : il serait le fruit d’une amourette entre une fille de la tribu et un aviateur corse, Albert Preziosi, échoué dans le désert au cours de la Seconde guerre mondiale (LDNR, p. 51-52). Mais il se battra pour se faire un faire nom : « L’important n’est pas d’où l’on vient, mais le chemin que l’on a parcouru. » lança-t-il à un supérieur militaire et ajouta : « Personne ne m’a fait de cadeau. J’ai étudié sans bourse aucune et je me suis construit moi-même. » (LDNR, p. 47).
A seulement 27 ans, à la tête d’un petit groupe de jeunes soldats, il renverse le roi Idris, « parti s’offrir une cure à l’étranger » (LDNR, p. 29).
Kadhafi ou l’orgueil sur pattes
Tout au long de son règne, s’il y a un mot qui résume assez bien le personnage Kadhafi dans ses actes comme dans ses propos, c’est bien le mot orgueil. Il a un égo surdimensionné et trop susceptible : « Tout le monde mesure combien je suis susceptible » (LDNR, p. 35).
Tout ce qui heurte sa sensibilité ou contrecarre ses ambitions le paie, tôt ou tard : « Tout le monde sait que je suis allergique aux observations qui, lorsqu’elles sont désobligeantes, me rendent fou au point de boire le sang du malappris » (LDNR, p. 35). C’est ainsi que le commandant qui s’était intéressé à sa filiation quand il était encore soldat creusera sa propre « tombe à mains nues » (LDNR, p. 52). Le père de la jeune Faten qui lui avait refusé sa main est sorti « un soir pour se promener et ne rentrera plus jamais chez lui » (LDNR, p. 26) trois ans seulement après son accession au pouvoir.
Son amour-propre l’amène s’auto-décerner le titre du dirigeant fort de caractère et à l’écoute de son peuple dans le monde arabe : « Je voyais venir le danger à grands pas… J’avais beau mettre en garde les souverains arabes, ces fêtards empiffrés n’écoutaient que les minauderies de leurs obligés. » (LDNR, p. 18)
Kadhafi entre « Le Messie » et « Dieu »
Dans La dernière nuit du Raïs, une autre facette de Kadhafi que l’on retrouve aisément la stature du Messie ou carrément de Dieu qui recoupe bien la réalité. D’abord, il apparaît comme le sauveur : son l’oncle « l’enfant béni du clan des Ghous, celui qui restituerait à la tribu Kadhafa ses épopées oubliées et son lustre d’antan » (LDNR, p. 5) ; par son coup d’Etat de 1969, il a délivré ce peuple « de nomades poussiéreux » des mains d’un « roi fainéant », un peuple qu’il a rendu « libre » et « qu’on envie » (LDNR, p. 11) ; il a été pour la Libye le Moïse : « J’étais Moïse descendant de la montagne, un livre vert en guise de tablette » (LDNR, p. 70).
Ensuite, il apparaît comme Dieu qui accomplit des miracles (« La Libye est mon tour de magie, mon Olympe à moi. », p. 71), un « Dieu » qui ne supporte pas qu’on doute de ses capacités : dans leur dernier retranchement sous la pression des assauts des insurgés, il considère comme des blasphèmes les mots d’un des soldats qui doutait sur l’issue de la situation (pp. 6 – 7).
Enfin, comme tout « Dieu », il transcende son entourage qui lui voue un culte sans bornes fait de fidélité (« Affamé, assoiffé, amputé, je saurais trouver la force de vous défendre » p. 11) de professions de foi («Sans vous, il n’y a de salut pour personne », p. 9), de renoncements comme le témoigne la réponse d’un soldat à il demandait de rejoindre sa famille : « Tout un peuple vous réclame, frère Guide. Ma famille n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan » (LDNR, p. 11).
Kadhafi, cette étoile qui tombe du ciel pour les égouts
La dernière nuit du Raïs est aussi une réflexion sur le pouvoir, sa gestion et sa fin. En effet, parti de nulle part pour se retrouver à la tête du pays pour le hisser dans le concert des Nations a peut-être fini par griser le personnage. Et tout tyran qui tourne mal s’ignore ou ne mesure pas toujours ce qui pourrait justifier les récriminations de ses « sujets ». C’est ainsi que Khadra fait dire à Kadhafi : – Tu penses que j’ai été injuste et cruel ? – Ai-je fauté vis-à-vis de mon peuple ? (LDNR, p. 33) « Que s’est-il passé pour que, d’un coup, l’âya[1] s’inverse, pour que mes sujets conspuent mon verbe ?» (LDNR, p. 72)
Sur la lecture de son règne, l’auteur campe Kadhafi (il n’aurait rien contre) dans la logique de Machiavel : « L’affectif n’a pas sa place dans la gestion des affaires de l’Etat et les erreurs tolérées » (LDNR, p. 34) ; « Le règne est une culture compatible avec un seul ingrédient : le sang. Sans le sang, le trône est un échafaud potentiel. » (LDNR, p. 66) ; « Un guide, même investi d’une mission messianique, ne tend pas l’autre joue s’il a la charge officielle d’un pays. Au contraire, s’il tient à remplir pleinement sa fonction, il lui faut couper la main qui s’est porté sur lui » (LDNR, p. 77). Il se lance donc dans l’autosatisfaction : « Sans moi, la Libye ne serait qu’un désastre sans nom et sans lendemain. Cette terre sainte serait vouée au malheur et à la honte » (LDNR, p. 35). Il perçoit l’insurrection populaire comme un parricide (« Je suis comme le bon Dieu, le monde que j’ai créé s’est retourné contre moi », p.71) et l’œuvre des agents extérieurs (l’Occident, les autres dirigeants du monde arabe, Al-Qaïda).
Un long règne n’est pas toujours synonyme d’un amour parfait entre le dirigeant et son peuple, cela peut se révéler comme le fruit d’un mensonge longtemps entretenu. Kadhafi « s’en rend compte » une fois qu’il entrevoit sa fin : « Mon peuple m’a menti depuis le début, de puis ce matin où à la radio de Benghazi j’ai brisé ses chaînes et lui ai rendu sa dignité ». Il réalise qu’un « souverain ne peut pas avoir d’amis, il n’a que des ennemis qui complotent dans son dos et des opportunistes qu’il réchauffe contre son sein comme des serpents » (LDNR, p. 77). Et il regrette : « Si seulement j’avais écouté Hugo Chavez, qui m’offrait sa protection ». Mais comme il l’ajoute : « L’orgueil est allergique à la raison ». Il ne voulait en aucun cas fuir comme Ben Ali. Or « Le pouvoir est une méprise : on croit savoir et l’on s’aperçoit qu’on a tout faux. Au lieu de revoir sa copie, on s’entête à voir les choses telles qu’on voudrait qu’elles soient. » (LDNR, p. 76)
Avec La dernière nuit du Raïs, Yasmina Khadra nous offre la possibilité d’assouvir une curiosité que nous avons peut-être tous nourri à un moment donné : savoir ce qui se passe dans la tête d’un tyran qui est confronté à l’imminence d’une fin tragique.
Pelphide TOKPO
Sakété, 7 avril 2018, 21h45
[1] Verset coranique