Il cherchait une fois encore à escamoter la question. Combien de fois lui ai-je raconté mon histoire ? Je ne saurais le dire.
Vous ne me croyez pas, n’est-ce pas ? lui demandai-je pour la énième fois.
Et comme à l’accoutumée, il rangea ses effets, me lança ce regard terne. Comment j’en suis arrivé là, comment ?
J’avais fini l’écriture de mon livre depuis plus d’une semaine. Je sais qu’il fallait le déposer chez l’éditeur, mais je ne me lassais pas de le relire. J’y apportais quelques corrections, supprimais certaines phrases… Mais j’oubliais souvent d’enregistrer les dernières modifications. Je venais de supprimer le dernier chapitre, je voulais donner une autre tournure au récit, la recherche de la perfection.
La nuit était avancée, le sommeil m’attira à elle, et je ne pus écrire une seule lettre.
Amina, une étudiante très brillante mais surtout naïve, se lassa convaincre par ses amis de faire une virée en boîte. Elle qui ne supportait pas l’odeur de l’alcool, but trois bouteilles de bière pour impressionner ses amis. Une fois saoule, elle commit l’irréparable. Quatre semaines après, elle découvrit qu’elle était enceinte. Mais de qui ? Dans le même temps, une grande Université Américaine lui accordait une bourse pour poursuivre ses études. Que faire ? Le bébé ou ses études ?
J’avais d’abord pensé à faire renoncer à mon personnage à ses études et garder son bébé. Mais je voulais une autre tournure à mon récit. Et si je la faisais avorter ? Et par le même temps lui faire perdre sa bourse. C’était moi l’auteure, donc j’avais droit de vie et de mort sur mes personnages. J’étais sur l’épisode de l’IVG quand le sommeil sonna à la porte.
Une forme humaine se tenait près du lit. Elle avait dans les mains un petit animal. On eut dit qu’elle pleurait tant ses sanglots me parvenaient dans mon sommeil. Je crus d’abord à un rêve, un cauchemar. Je voulus me réveiller quand je me rendis compte que j’étais bien en éveil. La forme se tenait là, debout en face de moi. Elle me fixait. Je sentis des sueurs glaciales dans mon dos. Je hurlais tout ce que j’avais dans mon ventre. La porte défoncée, les voisins autour de moi m’accablant de questions, je ne vis plus la forme humaine. Je ne savais plus quoi dire. Sur le mur, était inscrit le mot « Pourquoi ? ». Je semblais être la seule à le voir…
Depuis trois jours, je n’ai pas revue la forme. Bien que j’aie peur, je repris la rédaction de mon livre et je finis l’épisode de l’IVG. Je venais à peine de mettre le point final quand j’entendis encore les sanglots. Mais cette fois-ci on était en plein jour. Qui peut oser me faire une telle blague ? Les sanglots venaient de la cuisine. Je pris un grand balai et me dirigeai vers la cuisine. Des traces de sang sur le carreau me firent flipper. Sur la table de la cuisine était étendue une jeune femme. Je ne pouvais voir son visage car elle m’était de dos. C’était elle qui saignait. Je m’approchai de mon invitée inconnue pour plus d’éclaircissements.
L’odeur des perfusions, de l’alcool m’apprit où j’étais. Un homme en blouse blanche se tenait à mon chevet. Il tâta mon pouls et repartit. L’instant d’avant j’étais dans la cuisine. J’avais parlé à l’inconnue en sang qui fit volte-face et me cria à la figure « Pourquoi ? ».
Le médecin – j’appris plus tard qu’il est psychiatre – revint dans ma chambre et me demanda de lui raconter mon histoire. Je lui racontais en quelques mots mon histoire.
« Donc, c’est après rédaction de votre livre, que la créature vous est apparue ?
– Oui.
-Pouvez-vous me parler du dernier chapitre que vous avez écrit ?
-Oui, il parle de l’IVG d’Amina.
-Très bien. »
Lorsqu’il revint me voir une heure plus tard, il était comme désespéré. Moi, encore plus quand j’appris que le dernier épisode ne portait pas sur l’IVG d’Amina mais de son accouchement et de son envol pour les USA, une happy-end en quelque sorte. Mais je ne me souviens pas avoir écrit une chose pareille. Quelqu’un avait modifié le cours de l’histoire. Qui, si personne à part moi n’était au courant de cette histoire ?
Combien de temps ai-je passé dans ce centre psychiatrique ? J’avais perdu la notion du temps. Et si je me fiais aux dires de mon psychiatre, j’en avais encore pour un bon moment… Jusqu’à ce que j’aie retrouvé ma raison. Mais je n’avais pas perdu la raison. Je sais bien ce que j’ai écrit. Quelqu’un à modifié mon livre. Ce ne sera pas facile de faire avaler cette couleuvre à mon psychiatre. Je réfléchissais à mon sort quand je remarquai encore la forme humaine. Elle était si près que je pus voir ce qu’elle tenait entre les mains, un embryon mort. Les traits de la jeune femme me rappelaient un visage familier. Je pris mon courage à deux mains.
« Qui êtes-vous ?
Et d’une voix lointaine, elle me lança : Pourquoi ?
Répondez-moi, qui êtes-vous ?
– Amina.
– Amina ? Non, non vous n’êtes pas réel, c’est le fruit de mon imagination, Amina est le fruit de mon imagination.
Personnage échappé de l’imagination pour punir créateur. Créateur tué bébé de moi. Créateur ruiné ma vie… »
Je ne pouvais croire au spectacle que m’offrait ma vision. J’hallucinais. Comment un personnage de fiction peut-il échapper à l’imagination ? Comment ? En plus, elle avait une conscience, j’ai créé un démon. Maintenant je sais ce que Dieu a dû ressentir quand il a vu de quoi ses créatures étaient capables. Je comprends pourquoi il s’est éloigné en voyant ce qu’il avait créé… Amina était décidée à en finir avec moi parce que j’ai selon elle modifié sa vie et cela dans le mauvais sens. C’était elle ou moi. Je devais tuer ce que mon imagination avait créé. Sur ma table de nuit, mon psy avait oublié son stylo. Je ne réfléchissais pas…
Je me rendis compte de mon erreur quand je la vis à terre, en sang. Son cri avait alerté tout l’hôpital. J’avais l’arme du crime en main. Et elle, étendue sur le sol, inerte. Je venais de tuer l’infirmière chargée de me donner la morphine. Comment ? Je ne sais pas… Personne ne pouvait se résoudre à me mettre en prison, j’étais un danger social…
Des années que je raconte la même histoire à mon psychiatre. Je sais qu’il ne me croit pas. Mais il aimait à mon avis faire cela. Pendant que mon psychiatre était occupé à prendre des notes un jour, je revis la forme humaine qui me fixait de son regard glacial. Je me levai pour m’approchai d’elle. Personne ne pouvait la voir à part moi, autant en profiter.
« Tu fais quoi ici ? Cela ne t’a pas suffi de détruire ma vie ? Que veux-tu en plus ? Cette fois, crois moi je ne raterai pas»
Elle ne me répondit pas. Je vis dans ses mains une ficelle, je me précipitai pour la lui arracher. Elle poussa un rire tombal. Je n’eus pas le temps de comprendre. Lorsque je repris connaissance, les gardiens m’immobilisaient et mon psychiatre était mort, étranglé. Je l’avais tué. Mon imagination l’avait tué…