Le concours national « ArtProPME »/catégorie Littérature organisé par l’Agence Nationale des Petites et Moyennes Entreprises (ANPME) vise à amener les écrivains à développer dans leurs oeuvres‚ le réflexe de promotion du «consommons béninois» sur tous les plans notamment agroalimentaire‚ patrimoine matériel et immatériel.
En 2021‚ le Prix de la deuxième édition est doté d’un Trophée‚ d’un ordinateur portable et d’un chèque de cinq cents milles francs. Il a été remporté par Sêmèvo Bonaventure AGBON, journaliste à Bénin intelligent.
Saveurs livresques vous propose de découvrir le texte qui lui a valu la distinction.
Voix intérieure
La énième fois que cette Voix résonna dans son crâne, Sègnidé était au bord de l’épuisement. Il y a sept mois il se battait contre elle, en silence. Il y a sept mois elle lui résistait. Sègnidé lisait-il ? Travaillait-il ? Commérait-il avec un ami ? Le Son insolent faisait irruption dans sa tête n’importe quand lui plaisait. Le déséquilibrait. Le terrifiait.
Au fil du temps, Sègnidé sentait sa force de résistance s’user, s’amenuiser. Combien de nuits, de sourire, de concentration la Voix n’a-t-elle pas gâchés ? Elle lui mordait les tympans. Il s’enfonça les doigts dans les oreilles. Ce vent défiait toute barrière. Alors Sègnidé tapa la table avec violence, repousse le kataklè. Il avait perdu son Être pour sentir la douleur au poing. Il se leva, referma avec impétuosité Le gong a bégayé qu’il savourait. Il vida son mince corps hors du bohoumba. Il se dirigea vers la porte, vers une fenêtre…Ses pieds renversèrent par inadvertance les biscuits de néré qu’il grignotait par intervalle. On le retrouva bientôt en train de flâner dans la cour puis dans la douche en train de se débarbouiller. Il semblait être bien malmené.
Cette fois-ci, il n’en pouvait plus. « Peut-être que cette Voix monte davantage parce que je l’ai gardée secrète ». Alors luit dans sa conscience, l’idée de la confesser. À qui ? Yélian. Il y a environ six mois, ils se sont éloignés l’un de l’autre. Ils avaient étudié ensemble jusqu’à la Maitrise en Agronomie et se débrouillaient maintenant, l’un au village du ahouando d’Agongouinto; l’autre au pays du Dangbé.
Comment dominer cette honte qui le dissuade d’exprimer le mal intérieur corrosif ? La peur de paraître frivole, de n’être pas compris de l’intérieur… Mais maintenant il n’en peut plus. « Un mal ne devient malheur et boulet que quand on le porte seul ». S’ouvrir s’impose. Sègnidé se saisit alors de son alokan. « Vous n’avez pas assez de crédit pour effectuer votre appel ». Il prit un billet de mille francs et partit en acheter. Sur le chemin, son imprudence lui valut de frôler la gifle d’un motocycliste. Au vrai, Sègnidé n’était plus qu’un volant dans les mains saoulées de la Voix. Vaille que vaille, il revint. Yélian, joint. La communication, elliptique :
– « Oui… j’ai à te dire…je ne sais comment débuter…c’est que…il y a…j’ai un pr… Bon, je vais devoir t’é… Quoi ? … samedi 15h… d’accord ! Au revoir. »
Sans doute, Yélian sidéré par l’attitude de son faux frère-hoxo au téléphone ; c’est bien la première fois qu’il peinait ainsi à lui parler. Il a dû alors, pour faire court, promettre descendre le voir.
***
Le doux réquisitoire de sa dulcinée emplissait son cœur. Savoir ce qui fait dépérir son fiancé, Fafamin ne visait que cela. Au milieu de la table qui les sépare, Ofio, le whisky du souchet qu’il lui a servi se morfondait ; Sègnidé n’en a envoyé à l’estomac qu’une gorgée depuis.
– Tu maigris ! Pourquoi ne m’ouvres-tu pas ton cœur ? Ne formons-nous pas déjà un seul chœur ?
Sègnidé releva péniblement la face. Il n’y avait que cet air triste qui trahissait le charme que lui conférait son dahounchiki en kanvô auréolé d’un gôbi princier. Lui-même n’aurait voulu marchander un secret avec sa Côte biblique. Il la dévisagea. Fafamin se montra sérieuse dans le visage.
– « Je p… » essaya Sègnidé, et la suite resta coincer dans sa gorge.
Fafamin prit conscience de l’immensité du drame intérieur ; elle souhaiterait y apporter une solution, mais tout devrait partir de la confession du malheureux. Fafamin fit des efforts pour ne pas s’emporter, pour ne pas assimiler le silence de Sègnidé à un recul d’amour. Elle entonna, avec cette voix attendrissante que les vraies femmes savent soutirer à Dieu :
« Entends-tu ? Entends-tu la voix qui grésille par-dessus les montagnes, qui fend le lointain qui nous sépare ? C’est sa voix. La voix de mon Houègbonou, la mère du Tam-tam sacré, qui sur mille distances emplit la chambre d’à côté de son écho métallique. Je t’invoque ! T’adore ! Gbétô se plie au Son qui gouverne le voyageur, au Tam-tam qui ramène le fils perdu. J’entends la voix sucrée dont les résonnements sacrés ne sont qu’à moi. Entends-tu la voix ? Attends-tu ma croix ?
Sègnidé écouta cette ode qui, il doit l’avouer, a bien chatouillé son égo. La voix l’avait conquis. Mais l’Autre n’avait pas suspendu son diktat. Il fut ému pour sa fiancée, ému par les peines qu’elle se donnait. Mais, lui la savait fébrile, très perméable à la détresse ; d’où elle doit être tenue absolument en dehors de son affaire de « Voix intérieure ». Deux sillons lacrymaux échappèrent à ses prunelles. Il demanda tristement à être seul, promit de lui vider son cœur le lendemain. Fafamin montra encore de la compréhension, de la compassion. Elle sortit, rabattit la porte et s’en alla, neurasthénique.
***
Les uns la tête dans des livres, les autres attroupés à se concerter. Des couples dont les grimaces, les jeux de regards mettaient des cœurs en érection. Depuis le téléphone d’un sexagénaire, Gbèzé tenait son petit concert solo :
« Ounkpon gbèmin xo ô kaka/ Gbèxo non boudo domi kpohoun wè…
Quand je médite la vie
La vie m’apparaît toujours un mystère
Vodounnon et Chrétien
Lequel est-il absolument heureux dans la foi ? »,
La devanture du ‘’Temple des Pythons’’ brillait. L’air frais qu’exhalaient les majestueux et centenaires baobabs n’avait rien à envier aux climatiseurs. C’est là que Sègnidé prit place sur l’un des sièges en béton. Le visage déposé dans la paume des mains, il ne vit pas son frère qui, au bout d’une exploration oculaire, l’avait enfin remarqué. Yélian vint s’asseoir à sa droite, le couvrit de son bras gauche. C’est alors qu’il sursauta comme piqué par un scorpion.
-Kwabô
– Que tu as dépéri, mon frère !
– J’en souffre depuis environ sept mois.
– De quoi s’agit-il à ce point ?
-(…) tout Moi en souffre. Je sais que même en ta présence, jamais mes lèvres n’auraient de force.
– Mais essayes, voyons ! Fafamin s’est plainte que tu lui dissimules une situation importante de ta vie, et peut-être déterminante dans votre hymen.
Au bout d’un instant, il reprit :
– J’ai donc décidé de te raconter tout. Tout sur papier.
Il sortit alors de sa poche une enveloppe. Son frère la lui prit avec gourmandise.
– Hé ! attention ! dit-il en lui saisissant le bras. Tu ne l’ouvriras ni ne la liras en ma présence. Si après lecture tu me prends au sérieux, …
En ce moment, un second groupe de touristes venaient d’entrer dans le Temple. « Viens, non ! le python ne mord pas, scientifiquement c’est même prouvé », c’était la voix du guide qui leur parvenait. Yélian qui mettait pied ici la toute première fois, traina son frère à l’intérieur. Il tint à s’assurer qu’il se dégourdisse psychologiquement avant que lui ne regagne son Sèhouè natal.
« Nous souhaitons la bienvenue aux deux amis qui viennent de nous rejoindre », dit le guide ayant remarqué leur entrée. Un homme aux joues et menton bourrés de barbes contre un crâne excellemment chauve, taille moyenne, vêtu d’un goodluck bleu Lolo Andoche sur du danmadou gris. « Je suis sûr qu’à la fin, Mawunito et tous ceux qui hésitent à accueillir le python au, nous étonneront », prophétise-t-il avec assurance. « Les jeunes générations ignorent que ‘’Ouidah’’ n’est pas Ouidah, et que ce nom ne signifie rien dans aucune langue du monde. Ici, le choix du Python n’est pas une sélection arbitraire. Il est l’ancêtre mythique qu’on ne tue pas, ne mange pas et ne maltraite pas », développe-t-il au groupe. « Python, en Fongbé signifie ‘’serpent bienfaiteur’’ (Xwéda dangbé), qu’incapables de prononcer correctement, colons français, portugais et anglais ont déformé respectivement en »Ouidah », ‘’Judah », et ‘’Whydah’’ ». A ces mots, des « Waouh ! », « Ah bon ! » fusent de l’assistance prise d’admiration. « Une « case » datant de 1717 abrite l’autel du Python avant un Temple nouveau en forme de grenier construit en 1992 pour signifier le rôle tutélaire du Python dans l’agriculture ».
Une heure de visite guidée, Yélian eu ce qu’il espérait. Le visage de son frère s’est considérablement éclairci.
Yélian retourna tout triste au village. Son père, très pointilleux quant à ses humeurs, le convoqua. Ne voulant pas discourir, le fils le prit en aparté et lui fit écouter l’enveloppe. À la fin, le père cracha trois fois au sol et s’écria :
– Yégé ! Héélou ! quelle histoire ? « Demain, tu m’accompagnes ‘’Là-bas’’ » en pointant son index vers l’est. « Entendu, papa. Sinon, si ce Moi tombe, c’est la tombe qui m’incombe », répondit le fils.
***
Un chien attaché à un jeune manguier. Un mouton fixé à un oranger. Deux chats retenus dans une cage métallique. Poulets, pigeons, … des vies en instance de finitude. Dans un angle, un homme en pagne, flanqué de deux autres, immolait et aspergeait la tête d’une déité de sang. A l’intérieur d’une large case en brique sans toiture, repose un vodun au milieu d’un essaim de colas. Quatre personnes assises sous un pavillon à l’entrée.
Assis à même le sol, ‘’agunmaga’’ jeté entre les jambes, le Bokonon déchiffrait un ‘’Tula-Sa’’ : « Brouille actuellement entre une femme et son époux. Une amie insoupçonnée en est la base ».
L’assistance accueillit la nouvelle par des ‘’hum !’’ d’étonnement.
Le prêtre continua sans se laisser émouvoir :
– « Autrefois, la poule et le lombric étaient de meilleurs amis. Les deux allaient, entourés des petits, s’alimenter copieusement sur un dépotoir. Un jour, le lombric alla, tout triste, voir la poule et lui indiqua qu’il aurait senti que les ordures étaient infectées parce que lui, est tombé malade après leur dîner de la veille. Veillant donc à la santé des poussins, dit-il, il souhaita que les deux n’aillent plus se nourrir au même endroit ; que lui investiguera jusqu’à trouver un autre site inoffensif. La poule et ses enfants s’enfermèrent alors et ne trouvaient plus à manger. Un jour, acculée par l’extrême faim, la poule ira au Fa. Fayidékouin lui recommanda un sacrifice qu’il exécuta. Un fer magique planté au lieu indiqué par la poule, le prêtre les autorisa à se nourrir désormais sans crainte. Un jour, alors qu’elle et ses enfants becquetaient les tas d’ordures, la poule découvrit le lombric, dont elle avait perdu les traces, qui s’était enfoncé profondément dans les immondices. Il y avait passé du temps, s’était bien nourri et avait pris de l’embonpoint. Surprise, la poule s’écria : « Toi ici ? Tu nous as donc installés à dessein dans la disette et tu t’es emparé de tout le territoire ». Notre ami le lombric était tout penaud. Et, pendant qu’il songeait à une réplique adoucissante et convaincante, la poule rebondit, rouge de colère : « Dès ce jour, tu serviras de nourriture à mes enfants et moi et à toute ma postérité ». A ces mots, ils le dévorèrent avec grand appétit. Ainsi, depuis ce jour, les vers sont très prisés des poules, poussins et coqs. »
L’assistance, qui écouta avec recueillement ce ‘’fagléta’’, poussa un soupir. Yélian et son père trouvaient déjà la consultation assez longue quand bien même le récit les avait édifiés aussi. Le prêtre l’avait pressenti et se résuma :
– Un Vô s’impose. Mon disciple va vous en parler. D’autres usagers attendent.
Puis se tournant vers Yélian et son père, il leur dit : « Mi jè déà ? »
Les hôtes s’agenouillaient déjà, posent leur front au sol. Le père et son fils sont des fidèles de ce temple dont les usages sont d’eux connus. Le père prit sans plus tarder la noix à qui il fit pieusement des confessions inaudibles. Le prêtre la lui reprit à la fin, le tendit à la case du vodun et prononça des formules avant de la déposer. Il se saisit ensuite du Akplè, le souleva trois fois et le jeta. Son visage s’assombrit. La peur secoua Yélian et son père. Le prêtre secoua lugubrement trois fois la tête.
– Qu’y a-t-il ? », interroge papa Anago.
– Fâ pointe, commença-t-il, un jeune, mince, taille courte, très simple malmené par la « Voix de la mort, ‘’fèlixo’’ ». C’est ce que révèle le Dù ‘’Wolixodi’’. C’est un Dù rare. Vous avez consulté pour quelqu’un qu’une Voix assaillit, empêche de se concentrer, de dormir, de réfléchir. À tout moment, à longueur de journée il peut entendre une voix intérieure lui débiter des prédictions funestes : « Et si tu fais un accident et meurt sur-le-champ ? Et si… ? et si …» Le jeune a résisté, résisté. En vain. Actuellement il a maigri. N’est-ce pas ?
– Oui, répondit le père. Vous avez raconté exactement ce qu’il a écrit à son frère.
A ces mots, Yélian sortit la lettre :
« Bonjour, cher Yé.
Peut-être que ma mort n’est plus qu’une question de secondes. Une affaire de VOIX m’a pris en otage depuis environ sept mois. Je ne suis plus moi. « Tu vas mourir » ne cessai-je d’entendre nuits et jours. A moto ou à pied. Mon cerveau, ma pensée sont désormais comme un verre rempli de son écho piquant. Si je vis encore, c’est que la plupart des ruelles que j’emprunte sont peuplées de passagers vigilants, prudents. (…) Pendant combien de lunes vais-je trainer cela encore ?…
Ton ami souffrant ».
Soupirs et silence répondirent à la lettre.
– Quand, reprit le devin, j’ai demandé d’où proviendra ladite mort : d’un vodun ? d’un ennemi ou du Sè, Fâ a validé le dernier. Les gens de ce Signe ont une vie prospère, heureuse…mais pas longue. Et c’est ce que la Voix, qui est celle de son destin, lui murmure. Le vodun recommande qu’on lui ‘’ferme la voix du destin (Sègbé sounsoun), afin d’annuler ce sort au profit d’un autre meilleur. On fera un sacrifice pour rejeter cette existence courte qu’il a demandée à son destin sur un mouton. Fa révèle que les natifs de ce signe sont très solidaires, généreux. Mais à la fin, ils ne reçoivent pas de chaleureux mercis. Ils tiennent cela de leur Sort. Si on lui fait les sacrifices nécessaires, celui-ci sera un grand homme. Richesse, enfants, … il aura tout.
Yélian écouta toute l’histoire à la fois dans l’émerveillement et l’angoisse. Il avait beaucoup transpiré. On eut cru qu’il était revenu d’un four. « Le diagnostic est fait. Reste à appliquer la thérapie », se consola-t-il.
***
Des arbres enroulés de pagnes blancs ensanglantés, des vodun par-ci, des statues par-là. Sègnidé tremblote un instant. Lui, dans un milieu pareil, c’est bien la toute première fois. Une contrainte existentielle certes, mais la présence de son ami et de son père, Anago qui l’avait adopté à la chute de ses parents, le rassurait. Il ne fallait surtout pas qu’il se comporte en peureux !
Ici au temple, pas de chaussures. On se déshabille. Sègnidé se débarrasse promptement de tenue et chaussure de Shamma market. On lui remit un pagne blanc dont il se ceignit les reins. Tous prirent place sous le pavillon érigé devant l’autel. L’assistance grossit et atteignit la dizaine. Assis sur un finɖô aux côtés de Yélian, non loin du Hounnon en charge du temple, c’est le moment d’écouter un Kpinjigan égrener la liste des ingrédients du Vô. Il met ses doigts de la main droite au sol, les porte sur le front puis sur la poitrine.
-Afin que le patient retrouve sa plénitude, il faudra apprêter trois bouteilles de Gin, deux bouteilles de Schnapps à verser aux Zogbétô, quatre bouteilles de Sprite (privilégier la boîte de couleur verte) destinées aux Hoxo, un mouton, un chiot, sept poussins, une boite de sucre Saint-Louis, deux plats de bonbons et biscuits Glucose et Milk. Sept mille cinq cent cinq francs comme frais d’exécution.
Cette énumération agace Sègnidé. Lui, agronome, ne comprend pas qu’on veuille offrir tant de produits exotiques à des Vodun endogènes. Revenu de l’école occidentale bouleversante, l’homme a-t-il initié les Vodun aussi au vice de l’extraversion commerciale et gastronomique ? Sur la petite feuille où il a pris note, il se dégage que sur neuf choses à fournir au total, sept sont importées. Il les a soulignés et surlignés. Il y a trois semaines, se souvient-il, il avait fait la même remarque à la cérémonie de dot d’une connaissance : Vlisco, Lessi, Chiganvi, Wax Hollandais, Sangria, Whisky …chèrement acquis au détriment du Kanvô de haute qualité qui sublime notre coton. Pourquoi continuer à penser qu’il n’est de bon que ce qui vient de derrière les mers ? Toujours une liste impressionnante de produits fabriqués là-bas pendant qu’ici grande et petite autorité font promotion du « consommons local » en veste à la télé. L’Institut Public des Statistiques Economiques, l’IPSE a estimé à deux milliards trois cent millions francs, les dépenses annuelles liées aux unions et funérailles. Lui Sègnidé connait bien de jeunes organisés sans appui qui se battent dans la transformation agroalimentaire, pendant que leurs parents, amis et proches, envoient gratos plus de deux milliards chaque année aux Blancs qu’on accuse jour et nuit de prédation. Il est temps, s’est-il dit, de corriger les membres de nos têtes. « Nos vodun doivent consommer essentiellement et prioritairement local ». Son slogan est trouvé. Pourquoi ne pas commencer l’évangélisation dès ici…Sègnidé s’était déconnecté des autres pour un moment solitaire de cogitation. « Inadmissible ! », a-t-il fini par lâcher à la surprise générale. Il lève le doigt, demande à son frère s’il était permis de se prononcer sur l’ordonnance rituelle. Pendant que ce dernier s’apprêtait à l’en dissuader, le tuteur l’a précédé.
-Parle mon fils, t’es garçon.
-Mes respects à toute l’assistance, particulièrement aux dignitaires. Commença-t-il. Je viens demander avec déférence, si les Vodun permettent à un mortel de suggérer des modifications.
-C’est-à-dire ? relance un Kpinjigan
-Puis-je apporter, du King of Soto au lieu de Schnapps, du jus d’ananas au lieu de Sprite, du biscuit de baobab, de néré ou de fonio à la place des Glucose et Milk ?
-Hum ! biscuit de baobab ? ça existe ? lâche, étonné, un participant.
Un Rav4 blanc venait de s’introduire dans le couvent tenu par des feuilles de tôle rouillées. Ça doit être quelqu’un de haute importance. Tous accourent vers le véhicule, excepté lui.
-« Togbé kwabɔ », dit-on à l’homme sorti de la portière gauche arrière. Un sexagénaire enfermé dans un agbada en kanvô scintillant. Au moins trois cercles de perles pendent à son cou. On verse de l’eau par terre. On le couvre d’Alouwassio et de génuflexions dévotes. Au milieu de deux accompagnateurs en davôlabômè à la Gnonnas Pedro, l’homme étend sur eux son lansi blanc en prononçant : achè ! achè ! achè ! Puis il précède le groupe et tous rejoignirent le pavillon.
-J’ai entrepris une tournée sans annonce au niveau de nos divinités pour m’assurer d’un certain nombre de choses. L’éthique des consacrés, l’hygiène, l’éthique. Le Pouvoir nous a interpellés quant aux crimes rituels ces temps-ci.
Il observe une pause, et de reprendre, posément de sa voix grave
-Je voudrais quand même que vous meniez jusqu’au bout votre consultation comme si je n’étais pas descendu entre temps », autorisa-t-il.
-Merci, Son Éminence, de la visite surprise. Nous en sommes très honorés, renchérit le Chargé. En réalité nous avons presque fini. Nous avons réalisé une exploration divinatoire pour ce jeune homme, et le Fa-Dù révélé est ‘’Wolixodi’’. Mon Kpinjigan lui a dressé la liste et il avait demandé la parole.
-C’est un comédien, ce Sègnidé là. Je n’ai jamais vu », coupe quelqu’un.
-Ah bon ? Qu’a-t-il dit ? intervient Son Éminence.
A ces mots, Sègnidé arrache la parole :
-Son Éminence ! Les dieux sont sans conteste de mon côté. Ainsi jugerais-je votre présence impromptue mais si bien convenue. Je suis Sègnidé, un petit agronome pratiquant. Effectivement, depuis des mois, je souffre d’une Voix embêtante. Mon ami, que voici, et mon tuteur m’ont conduit ici. J’étais d’accord avec tout, jusqu’à l’ordonnance que je trouve…excusez-moi, trop extraverti. Des bouteilles de Gin, de Schnapps, bonbons, biscuits Milk…J’ai constaté récemment pour avoir assisté à des cérémonies de dot et d’inhumation, que nos rituels endogènes s’occidentalisent gravement. Nous engloutissons des milliards de francs pour acheter des produits fabriqués ailleurs alors que nos jeunes voire nos enfants manquent d’emplois. L’Institut Public des Statistiques Economiques a gravement estimé à plus de deux milliards francs, les dépenses annuelles consenties dans les cadres d’unions et de funérailles dans notre Danxomè. Imaginons que cet argent allait aux hommes et femmes, aux jeunes engagés sortis des lycées techniques et agricoles, qui valorisent l’ananas d’Allada, le manioc d’Adja, le maïs de Djidja¸ le coco de Kutonu, ou encore les baobabs redoutables de Gbôxikon et le kajù d’Aklampa ou Savalou. Alors, je formulais la permission de pouvoir substituer aux bonbons et biscuits prescrits et dont nous ignorons les conditions de fabrication, les compositions et souvent remplis de produits chimiques en vue d’une longue durée de conservation, le agòn séché issu d’une transformation sans additifs ni ferments, doté d’un goût exotique, unique par ses caractéristiques organoleptiques, riche en cellulose, polyphénols, vitamine C et du bêta-carotène. Au temps de Gbêhanzin, Bio Guera, Guézo, Houégbadja, Kaba…, nos Vodun sirotaient-ils du Gin, du Schnapps, ou un blended scotch for England or Scotland ? Je suis né seulement hier ; mais, ils doivent pouvoir exaucer sur la base des liqueurs et produits issus de la sueur de leurs fils. La farine panifiable de notre manioc doit pouvoir servir à préparer du amiwô. Les vodun eux-mêmes s’enverront loin avec son goût inédit. Le Limù à base du beurre de karité. Le kôtô doit pouvoir remplacer le savon de Marseille ou le Santex lors de nos Kuɖiô nocturnes. Chez les autres, le vin de bissap sera Sang du Christ. Aucun pasteur n’en mourra. Pourquoi ne pas démarrer nos journées avec Mille bouillie ou un thé au baobab ? Faire tout ceci, c’est soutenir nos fils et maintenir la république des hommes et des vodun. Savez-vous que déjà notre sodabi est récupéré par des américains ? Si rien n’est fait en faveur de nos entreprises locales, nous nous surprendrons demain en train d’importer chèrement l’huile rouge et les poussins comme la langue, le teint. Et nous, qu’exportons-nous ? Nous devons reconquérir notre moi sur tous les plans. Importer ce qu’on a est une insulte. Telle est, Son Eminence, l’insolence dont j’ai pris le risque ».
Un lourd silence envahit le temple. Son éloquence avait emballé tout. Son Éminence dû rompre le calme.
-Qu’inspirent à Hounnon Atinmasè les mots du jeune homme ?
L’indexé promène sa paume de main dans le visage, sur le front, dans les cheveux. Visiblement embrouillé.
-J’avoue que ce sujet me transcende, son Éminence. C’est chez vous que j’ai « pris » le vodun. Votre appréciation sera notre parole d’évangile.
-Qui a à dire ? a-t-il relancé. Tout le monde à la tête baissée ou le regard orientée vers un horizon perdu.
-Au fond, ce que dis ce jeune est profond. Le troisième fils de ma 5ème épouse -il sourit-est par exemple en formation à Ajahonmè. Déjà en Seconde, il a la manie de fabriquer des jus de mangue, d’ananas, de baobab. Ce que moi qui ne boit pas, ai du plaisir à savourer quand il vient en congé ou en vacances. Cette illustration m’a permis de vite comprendre. Imaginons que nous continuons à acheter les choses des autres, alors que nous avons plus que leurs équivalents produits par les nôtres. N’est-ce pas nous amener au suicide nous-mêmes. Acheter pour l’autre doit être par plaisir, et consommer local un réflexe.
Il marqua une pause, puis de rebondir :
-Mais, ça c’est notre raisonnement d’humain. Seul Fâ peut nous situer sur l’avis des divinités eux-mêmes. Il nous faut lancer le Akplè pour demander aux ancêtres, questionner les Vodun à propos. Je tiens à ce qu’on le fasse hic et nunc, afin que je puisse préparer à l’endroit de tous les hunkpamè, un décret à mon départ.
C’est en ce moment seulement qu’on sentit que la place du Bokonon s’était vidée entre temps. « J’arrive !», m’a-t-il dit, rapporta un proche. Hounnon Atinmasè se leva, s’avance, l’appelle à gauche et à droite. Aucune réponse. « Mais, quel départ alors que l’Éminence est là ? », s’est-il demandé, perplexe.
Le temps s’était accéléré sans qu’on y ait prêté attention. Son Éminence doit s’en aller. Il a encore un temple à visiter.
-« Pas grave ! Nous le ferons »
Ce sont ses derniers mots avant de s’engouffrer dans son véhicule. Les quatre roues disparurent dans un tourbillon de poussière. Derrière, un jeune heureux. Débrouillard depuis deux ans après la soutenance, il venait d’impressionner un haut dignitaire qui a promis lui céder une centaine d’hectares de domaine à Pahou pour son projet professionnel. Des terres oisives, il en a presque partout dans le pays. Courage payant ! Sacrifice reporté.
Par Sêmèvo Bonaventure AGBON
Texte Lauréat du concours national ArtProPME, 2e éd. Catégorie Littérature, Cotonou, Novembre 2021